Il est cinq heures du matin, et il fait encore nuit quand nous sortons de l'aéroport. Il ne nous a pas fallu plus d'une minute pour comprendre que nous entrions dans un autre monde. Les conducteurs de Rickshaws se ruent sur nous pour nous proposer leurs services de conducteurs hors-pairs, a des prix défiant toute concurrence. Nous, nous voulions simplement faire une petite balade dans les environs pour découvrir le coin; nous refusons poliment et partons donc en direction du centre de Chennai, équipés de nos gros sacs de randonnée. En revanche, nous étions totalement inconscients de la distance a parcourir pour rejoindre ce fameux centre. (environ 20 km). On peut dire que ça nous a fait les pattes !

Les rickshaws continuent d'affluer, s'arrêtant au beau milieu de la route pour nous proposer inlassablement leurs services. Deux touristes blancs armés de sacs aussi gros qu'eux, dans la logique, voudraient être conduits à un bel hotel sans avoir à trop se fatiguer. A force de propositions, on demande quand même à quelle distance se trouve le centre, et une fois la surprise digérée, on commence à se demander s'il ne serait pas plus judicieux de conserver nos forces pour la suite du voyage. Manque de pot, ce n'était pas ce qui était prévu pour nous; nous nous rendons compte que nous avions oubliés de changer notre monnaie contre des roupies aux banques de change de l'aéroport. On ne pouvait donc même pas se le payer finalement, ce fameux rickshaw.

Nous continuons donc LA marche vers le centre, ou nous pensions bien trouver une autre banque de change. Je ne saurais pas dire exactement le temps que nous avons passés à marcher. Approximativement de 5 heures du matin à 10-11 heures, je crois. Fatiguant mais merveilleux, notre voyage prenait déjà des airs de pèlerinage. Nous nous émerveillons de ce paysage tropico-pollué qui vient nourrir nos pupilles d'un nouveau nectar. La végétation est merveilleuse, les tonnes d'ordures sur le bord de la route un peu moins; mais nous sommes venus ici pour regarder l'inde agréable comme l'inde moins agréable; cela n'entache donc pas notre moral. Nous croisons beaucoup de gens. Ils ont l'air très pauvres, vêtus le plus souvent d'une simple serviette et d'une chemise usée. Un homme nous regarde et nous lançons un premier "namaste" timide et hésitant, et puis là tout s'illumine. Un large sourire, les yeux plissés et la main sur le coeur, l'homme répond à notre bonjour et nous sourions à notre tour. Nous nous sentons envahis d'une énergie agréable. Cet homme avait l'air fort sympathique. C'était le premier d'une longue série d'agréables rencontres. La sympathie, dans ce pays, nous l'avons vu par la suite, est contagieuse.

Nous croisons des chiens, les "dholes", des vaches et des corbeaux. Tous se délectent du festin laissé sur le bord des routes. Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Nous décidons de passer par les bidons-villes qui bordent le centre de Madras. Encore cette prenante misère incrustée dans un véritable paradis tropical. Les rickshaws continuent de nous accoster, se battant presque pour savoir lequel allait nous prendre. Nous prétextons dans un anglais moyen "We like to walk !". Le "No money", même s'il était véridique, leur semblait inconcevable.

Nous avons compris plus tard que notre première impression à l'aéroport était due à notre ignorance. Ces gens sont pour la plupart aimables et souriants; mais la vie là-bas est loin d'être facile. Les touristes constituent une source de revenus potentielle non négligeable; il est donc logique que nous soyons une cible de choix pour tous ces gens qui cherchent à s'en sortir. Les conducteurs de rickshaws semblaient étouffants, ils l'étaient beaucoup moins après quelques jours passés là-bas.

Mais il y a plus chez ces gens. Ils ne se contentent pas de survivre, ils savent vivre et peut-être même mieux que nous. La pauvreté est difficile à surmonter, mais elle à le mérite de tenir les gens proches des racines de la vie. Ils sont très simples, honnêtes, attentifs, attentionnés, parlent sans faire de manières superflues. Ils transmettent également beaucoup d'amour. Ils ne s'en rendent peut-être pas compte, mais leur cœur est à l'image de leur misère, démesurée. Jamais de notre vie nous avions pu avoir de conversations si agréables, si sincères avec des gens que nous ne connaissions ni d'Ève ni d'Adam. Les nombreuses fois ou nous avions besoin d'aide, la première personne venue se donnait entièrement à nous pour être sûre que nous trouvions la solution à notre problème. Je pense par exemple à cet homme qui a attendu plus de deux heures en notre compagnie afin que nous ne nous trompions pas de bus et que nous soyons assurés d'arriver à destination, et aux gens qui nous laissaient volontiers des places assises dans le bus, voyant que nous étions chargés comme des mules et épuisés. Je pense aussi à ces personnes, qui lorsque nous avions un problème de santé étaient aux petits soins avec nous, nous dispensant quelques conseils pour entrer sur la voie de la guérison, et s'assurant par la suite que nous nous portions mieux.

Ce sont également des gens respectueux et soucieux des autres. Cela se voit rien qu'à leur manière de conduire. Au départ, elle semble surprenante, voire même effrayante. La signalisation est quasi-inexistante, tout le monde roule comme bon lui semble. Et pourtant, malgré le bordel qui règne sur l'asphalte, personne ne cogne personne, personne ne pousse une gueulante contre personne; tous restent calmes et posés. J'ai vu beaucoup de voitures sales, mais jamais cabossées; beaucoup d'accidents frôlés, mais jamais concrétisés. Pour ces derniers, il n'est pas question de trouver un fautif et de lui envoyer toutes sortes de noms d'oiseaux à la figure, tous sont contents d'avoir évité l'accident.

En fait, ils n'ont pas besoin de signalisation. Ils sont constamment attentifs aux autres, ajustent leur conduite en fonction de celle de leurs voisins. On peut traverser la route sans regarder, on a moins de chances de se faire écraser que dans un pays occidental. D'ailleurs les piétons n'hésitent pas à se poser au milieu de la route malgré la densité de la circulation; confiants envers les conducteurs alentours qui anticipent leurs mouvements, sans la moindre précipitation, ils attendent le bon moment pour finir de traverser la route. Ils ont l'air connectés, ils se sentent. Si les gens étaient aussi bien éduqués par chez nous, il n'y aurait pas non plus besoin d'une signalisation si imposante dans nos contrées. Il suffit d'un peu de respect, de souci des autres, pour que tout fonctionne sans anicroches. Les Indiens m'ont convaincus sur ce point.

Nous avons pris le rythme, non pas sans risques, mais nous avions le désir de nous intégrer, de nous fondre dans l'environnement pour mieux comprendre. En peu de temps, l'impression d'être connecté aux gens alentours s'est faite sentir. Cette impression ne nous a pas lâchée du voyage, elle tendait même à s'affirmer. Deux jours que nous voyagions, deux nuits blanches, et pourtant notre énergie se trouvait sans cesse renouvelée par les diverses rencontres que nous faisions. Après avoir trouvé notre fameuse banque de change et un hôtel pour déposer les bagages et passer la nuit, nous décidons de faire une petite sortie histoire de boustifailler un peu. La nourriture est épicée, un peu trop à mon goût mais je ne désespérais pas et comptais bien m'y faire ! Sur le chemin du retour, nous nous arrêtons pour regarder un ashram, discrètement incrusté dans le paysage. Un homme nous observe et vient spontanément à notre rencontre pour nous présenter le sage à qui il est dédié, un bhakta. Le bhakti yoga, yoga de la dévotion et de l'amour semble être la forme de yoga la plus facilement admise et exercée dans le sud. On comprends mieux leur façon d'être et d'agir vis à vis de leurs prochains. Il nous invite à venir méditer près d'un autel consacré à Shiva, et demande à un baba de nous bénir avec de l'eau sainte. Nous discutons un peu avec l'homme, et repartons les larmes aux yeux, touchés par la conversation que nous venions d'avoir.